Une économie digitale plus au service des individus, la transcription d’une conférence passionnante autour des défis de l’innovation post-covid

Une économie digitale plus au service des individus

Une économie digitale plus au service des individus

« Quels défis technologiques et quels nouveaux formats plus respectueux de l’humain pour l’économie digitale ? Quelles façons de lutter contre l’épidémie de cybercriminalité ? La domination des GAFA est-elle irréversible ou va-t-on vers une gouvernance plus équilibrée ? » Telles étaient les questions posées aux 4 intervenants – Christine Aymard, General Manager, Microsoft Consulting Services France, François Cuny, Directeur de l’Innovation, Inria, Joëlle Toledano, Economiste, membre de l’Académie des Technologies, auteur de « GAFA Reprenons le pouvoir! » et Jacques-François Marchandise, Délégué général de la Fing dans le cadre de la 14ème Rencontre Nationale des Directeurs de l’Innovation du 17 juin 2021, réunissant 35 intervenants et 25 organisations (institutions, médias, scientifiques, entreprises et étudiants) et organisée et animée par Marc Giget et Sylvie Borzakian, EICSI et Club de Paris des Directeurs de l’Innovation.

Toutes les séances de cette conférence sont accessibles en ligne gratuitement sur la chaîne YouTube Les Mardis de l’innovation. Vous retrouverez le replay de ce panel Economie Numérique en fin de ce billet, constitué par la transcription de cette session, adaptée à la lecture.

Intervenants panel économie digitale

Intervenants panel économie digitale

Et d’abord, l’interview de Christine Aymard, General Manager de Microsoft Consulting Services France, par Sylvie Borzakian, EICSI sur la question globale « En quoi la nouvelle donne post-covid, qui a vu une accélération de la digitalisation des usages, est-elle plus au service des individus ? »

SB – Et pour commencer, quel regard portez-vous sur la crise Covid ?

Christine Aymard Microsoft CS France

Christine Aymard Microsoft CS France

CA – Pour moi, la crise a représenté une réelle remise en question, au niveau personnel pour chaque individu et chaque entreprise, qui a vraiment testé toutes les idées reçues d’avant. C’est aussi la preuve, si preuve il fallait encore, qu’on est à l’abri de rien et que le changement est non seulement inévitable mais aussi constant.

On parle beaucoup et depuis longtemps de flexibilité et d’agilité mais je ne suis pas sûr que tout le monde avait compris, avant cette crise sanitaire, que la flexibilité et l’agilité sont les qualités nécessaires, au dessus de tout autre à mon avis, pour non seulement bien survivre aux crises mais aussi pour continuer de croître en période plus stable.

Alors je pense tout d’abord à l’adaptation forcée dans le fonctionnement de base des entreprises, le travail à distance qui va continuer à évoluer dans un modèle plus hybride, on le sait, mais en tout cas, certainement pas retourner aux habitudes d’avant la Covid. Un impact de la crise a aussi été de rappeler aux entreprises qu’au coeur de l’entreprise, de l’industrie se trouve le capital humain. On le disait déjà beaucoup, mais peut-être sans trop savoir le décliner. Et de facto, la flexibilité et la résilience d’une entreprise est dépendante à 100 % de ses employés, de ses collaborateurs, et donc la nécessité d’avoir une culture d’entreprise centrée sur les capacités de ses employés, la confiance qu’on leur investit et les outils pour pouvoir changer et s’adapter constamment.

Et un autre axe dans la transformation qu’on a observé depuis la Covid, encore plus fondamental pour les entreprises, la remise en cause des modèles d’affaires mêmes, en particulier dans l’hôtellerie, le commerce, les transports aériens mais vraiment tous les secteurs confondus. Il a été dit que ces douze derniers mois, on a probablement vu la transformation numérique évoluer de 6 ans ou plus et c’est tout simplement parce qu’on est passé d’une phase où il y avait déjà beaucoup de sujets de transformations digitales mais encore sur le thème d’innovation hors du « business au usual », on faisait des pilotes mais dans la marge, pour tester. Mais nous sommes passés à une phase où de passer au digital est devenue la seule solution viable pour que nosbemployés puissent continuer à travailler, pour continuer à les engager, les motiver mais aussi pouvoir rester en contact avec nos clients et qu’ils puissent continuer à acheter nos produits, nos services donc, vraiment pour survivre. On a vu sans grande surprise que les entreprises qui s’en étaient le mieux sorties étaient celles qui avaient déjà initié une transformation digitale, commencé à développer des fondations technologiques comme l’e-commerce, le cloud ou les plateformes data.

SB – Alors justement quel rôle le digital a-t-il joué dans les réponses apportées pour y faire face ?

CA – Nous avons déjà parlé du travail à distance qui nous a donc permis à chacun dans l’entreprise d’être résilient face à cette crise. Ce qui est quand même frappant, c’est l’accélération fulgurante puisque finalement cette transition pour beaucoup d’entreprises s’est bien faite et rapidement pour la plupart d’entre nous. Avant la pandémie, il faut quand même se souvenir qu’il y avait beaucoup de résistances au télétravail. La France était très en retard sur ces sujets. J’ai lu une étude dernièrement qui suggérait que seulement 3 % des salariés français avait déjà pratiqué le télétravail avant cette crise. Moi, j’ai des clients très seniors dans le monde bancaire qui en vingt ans de carrière n’avait jamais fait une seule journée de télétravail. Ils étaient convaincus que c’était impossible ou beaucoup trop risqué. Alors, comme ils n’étaient pas très bien préparés, les deux premières semaines ont été assez chaotiques mais finalement trois semaines plus tard, plus de dix mille employés travaillaient en grande efficience de chez eux.

Alors bien sûr, les choses reprennent petit à petit mais il est maintenant évident, y compris pour ses dirigeants, qu’il y a finalement beaucoup de positif pour chacun d’entre nous au télétravail, en termes de logistiques, de coûts, de santé (mentale) et qu’ils doivent maintenant vraiment repenser leur organisation et trouver un mode hybride de collaboration à long terme. Et puis en termes de transformation digitale du mode opératoire du business model même dont je parlais tout à l’heure, on a surtout vu une accélération ou une accentuation de certaines tendances qui étaient déjà en cours. Dans le retail par exemple, les grandes marques ne pouvant plus se reposer sur le poids de leur image, des présences en magasins, les canaux de distribution traditionnels ont vraiment dû repenser leur proposition de valeur, pour nous, chaque individu, et la rendre beaucoup plus pertinente. Ce qui a mis en exergue l’importance du contact direct avec les clients finaux et un impératif de comprendre comment utiliser le digital pour louer des liens forts mais 100 % à distance. Sauf que beaucoup se sont rendus compte à ce moment là qu’ils ne savaient même pas qui leurs clients étaient ou ils en savaient très peu sur eux. Donc, ça a commencé par avoir à retravailler sur la data des entreprises, ce qui nécessite un socle de technologies en termes de collections et d’analyses des datas, de l’application de l’intelligence artificielle …

D’ailleurs, l’intelligence artificielle a joué un grand rôle dans la R&D pour la création même du vaccin anti-Covid, on le sait. L’IA a été déployé pour accélérer chaque étape du processus nécessaire et traditionnel de développement des vaccins et donc une méthode que les laboratoires dans le monde entier entendent maintenant poursuivre. Le rôle du digital, ce n’est pas juste de la technologie pour le plaisir de l’innovation, c’est vraiment le digital au service de la stratégie d’entreprise. La technologie bien conçue est vraiment un levier qui permet d’être prêt à pivoter son business model dans un monde qui change de plus en plus vite mais aussi et surtout qui permet de créer de nouvelles expériences et des propositions de valeur pour chacun d’entre nous, que ce soit en tant que client, employé ou citoyen.

SB – En effet, on a vu une forte accélération, notamment au niveau de la mise en place des vaccins et c’est une très bonne chose. Aujourd’hui, quelle vision pour l’avenir ? Est-ce que ces nouvelles façons de faire sont bien aux services des individus ? C’est la question que l’on se pose tous. Est-ce que ce sera bien au service des individus et de la société en général ?

CA – Un des thèmes que je perçois pour l’avenir, un des grands thèmes concernant l’évolution du digital au service de la société et de l’individu, la grande question de notre siècle, c’est celui de la transformation écologique. Donc comment conjuguer cette accélération de la transformation digitale avec le désir de transition écologique et on peut répondre à deux niveaux :

  • Le premier niveau, déjà connu, c’est de réduire l’impact environnemental de ces fondations IT pour être plus propre, donc ce qu’on appelle le green IT et ça, les tech providers comme Microsoft ont une forte responsabilité pour rendre leurs assets, comme nos datacenters, beaucoup plus neutres (en émission carbone) mais c’est aussi la responsabilité, et d’ailleurs l’inquiétude de toute entreprise.
  • Le deuxième niveau, et le gros vrai enjeu pour la digitalisation, c’est d’utiliser la technologie comme un levier pour activer des initiatives de transformations vraiment durables et socialement responsables. On passe du Green IT à IT for Green. La vraie question à se poser, c’est comment peut-on mettre la technologie au service d’une approche écologiquement et socialement durable, c’est ce qu’on appelle l’économie circulaire. L’économie circulaire n’est pas un nouveau sujet mais qui n’avait jamais vraiment atteint son apogée, notamment en raison de limitations technologiques. Aujourd’hui, de nombreux scénarios sont possibles comme par exemple, le partage de données à grande échelle, complètement sécurisé, tout au long d’un écosystème, comme par exemple, celui d’un producteur local jusqu’aux organismes de certification ce qui permet de complètement révolutionner une « supply chain » de manière responsable. Ma vision pour le futur, c’est vraiment l’engagement du digital au service de l’économie circulaire, donc de la société et des personnes.

SB – Est-ce qu’il n’y a pas aussi des risques pour les individus, associés à ces transformations et notamment en termes de cyber sécurité ?

CA – Oui bien sûr, il y a des risques, d’ailleurs, si on reprend l’exemple du télétravail, il est certain que ces changements n’ont pas été vécus de la même manière par tous et c’est justement pour ça qu’on a vraiment besoin de remettre la personne, le collaborateur ou le client, au centre de tout. Il faut lui donner des choix, lui faire confiance, lui donner les outils nécessaires pour le responsabiliser. Mais pour ça, on a d’abord besoin de lui donner confiance ce qui nécessite d’être capable de garantir l’intégrité de sa liberté, par exemple en s’assurant de la transparence des algorithmes, en luttant contre les biais, en respectant son identité et ses données, tout en trouvant le bon équilibre entre la législation, la vie privée, la technologie et bien sûr sa sécurité, tout ce qui se trouve dans le domaine de la cybersécurité et de l’informatique de confiance. Et le gouvernement, les entreprises avons les moyens et le besoin de donner ces garanties, tout autant qu’un besoin d’inclusion, d’accessibilité et d’éducation de chaque individu.

François Cuny INRIA

François Cuny INRIA

Intervention de François Cuny, directeur général délégué à l’innovation, Inria – L’Inria, c’est l’Institut National de la Recherche dans les sciences du numérique et les mathématiques appliquées. En quelques chiffres, et sur le sujet qui nous concerne aujourd’hui l’innovation, l’Inria, c’est à peu près 4000 personnes qui travaillent dans des petites unités qu’on appelle des équipes projets. Il y en a deux cents à peu près et ces équipes projets produisent environ une centaine de logiciels chaque année qui sont déposées, qui sont déployés, qui sont souvent en open source. L’Inria, c’est depuis 20 ans quelques 200 startups lancées. Et puis, c’est l’investissement dans un certain nombre de dynamiques collectives notamment autour des standards ouverts comme le W3C (World Wide Web Consortium) fondé il y a un certain temps et sur lequel l’Inria a été précurseur .

Alors aujourd’hui on va parler de la situation suite à cette pandémie qui nous touche tous depuis plus d’un an et qui a radicalement transformé notre manière de vivre au quotidien avec, on l’a constaté, un rôle central pris par le digital aussi bien dans nos vies professionnelles, vous avez tous été de près ou de loin confrontés au télétravail, à l’utilisation des outils numériques mais aussi dans les vies privées, la commande en ligne a explosé. Dans la santé, la télé-consultation s’est mise en place, on a vu des démarches administratives qui se sont multipliées. Et avec cette prise de conscience de la place du digital, du numérique, on a aussi vu apparaître un certain nombre de faiblesses, des faiblesses plus ou moins effrayantes, plus ou moins inquiétantes.

D’abord évidemment, la dépendance aux technologies, la dépendance au numérique. Si on ne parle que des outils de visioconférence, je pense qu’on a tous expérimenté des difficultés parce que l’outil était plus ou moins adapté, plus ou moins compatibles avec les logiciels, des faiblesses plus inquiétantes que sont les problèmes de cybersécurité qui ont fortement augmenté pendant l’année 2020, plus 50 % quasiment de problèmes de cybersécurité avec des mots que l’on connaît comme le fishing, les rançongiciels ou des attaques particulièrement ciblées. Et puis des choses qui étaient un petit peu moins peut être visibles comme le poids des leaders internationaux de la tech qui ont su imposer leur façon de voir, leur façon de faire et en particulier, on l’a vu l’année dernière, leurs standards dans le cadre du contact tracing, le standard américain d’Apple et Google a été imposé à tous les pays européens, à part la France qui a un peu résisté, comme dans son village gaulois.

Alors en fait, cette prise de conscience, elle nous rappelle qu’il y a une dizaine d’années, Marc Andreessen, dans le Wall Street Journal, annonçait « le logiciel dévore le monde ». Marc Andreessen, la personne à l’origine de Mosaic, le moteur de recherche qui équipait les ordinateurs au tout démarrage il y a une vingtaine d’années (*). Ensuite, on a parlé big data, aujourd’hui c’est probablement l’intelligence artificielle mais on s’en rend compte tous les jours – le logiciel dévore le monde – et ça c’est vrai pour tous les pans de la société, tous les pans de l’économie. Quelques exemples : la santé, beaucoup de monde utilise aujourd’hui des outils comme Doctolib. Pour ceux qui ont des enfants dans le supérieur ou en fin de lycée, Parcours Sup révolutionne le passage du lycée aux études supérieures et puis on va retrouver ce genre de choses dans les transports, le tourisme, l’énergie, l’environnement, l’agriculture, l’industrie évidemment. C’est partout et donc la question qu’on se pose, c’est comment ne pas se faire dévorer.

Pour le traiter ce point, je vais vous proposer quatre enjeux qui nous semblent majeurs :

  • Le premier enjeu, c’est l’enjeu des talents et des compétences. Le logiciel, c’est avant tout des hommes et des femmes qui maîtrisent, qui comprennent, qui manipulent, qui traitent ce qui se passent dans nos ordinateurs, dans nos outils numériques et il faut les attirer. Nous avons une notion d’attractivité vers notre pays, vers l’Europe mais aussi les attirer vers le numérique lui-même et vers les technologies. Il y a un enjeu très fort sur l’attractivité des talents. Ça s’accompagne de dynamiques indispensables au tour de la formation, tout au long de la vie. La formation dans le numérique n’est probablement pas assez réparti tout au long de la vie, depuis très tôt au collège mais ça peut même être plus tôt jusqu’à la formation continue évidemment et la reconversion d’un certain nombre de personnes sur les technologies du numérique. Puis enfin, il faut savoir retenir les talents et peut-être que contrairement aux idées reçues, je ne crois pas que ce ne soit qu’un problème de salaire. Evidemment, ça joue mais je crois beaucoup à l’enjeu des valeurs, de l’éthique, du style et du type de société que l’on veut et le fait que cela peut retenir les talents de façon beaucoup plus efficace que le salaire.
  • Le deuxième enjeu, c’est l’enjeu des infrastructures. On connaît la France, on connaît l’Europe pour ses infrastructures routières, aéroportuaires, de santé voire même plus récemment, la fibre optique. En fait, on ne parle pas assez peu voire pas du tout d’infrastructure logicielle. Elles sont majeures. J’en cite trois – au socle de l’informatique et du numérique, les systèmes d’exploitation et les systèmes d’exploitation à venir. Nous avons perdu la compétence et nous avons besoin de la retrouver. Les OS pour les téléphones mobiles, pour les outils mobiles ou l’internet des objets. Il est nécessaire qu’on se concentre là-dessus. Le deuxième point des infrastructures, ce sont les algorithmes qui vont permettre de faire parler les données. On peut parler de l’intelligence artificielle avec la génération, la manipulation, le calcul et la visualisation pour l’exploitation de ces données. Et enfin, le troisième socle d’infrastructure est tout ce qui va permettre de faire fonctionner le calcul, le stockage, les échanges et les interconnexions de ces données et on peut parler du cloud ou du futur du web par exemple qui me paraissent des sujets absolument majeurs.
  • Le troisième gros enjeu est la confiance. C’est absolument central pour ne pas se faire dévorer. Il faut évidemment des gens compétents, des infrastructures et il faut que la population est collectivement confiance. Ça passe par de grands défis scientifiques. J’évoquais tout à l’heure les problèmes rencontrés pendant la crise. Dans les défis scientifiques, le premier qui vient à l’esprit, c’est le défi de la cyber avec des enjeux absolument colossaux. L’arrivée de l’ordinateur quantique pourrait révolutionner les solutions de cybersécurité. Il va falloir y travailler très fortement. Le défi scientifique de la protection des données personnelles – on connaît la RGPD en Europe, il faut derrière qu’il y est des protocoles pour les protections des données personnelles qui s’appliquent à tous les algorithmes. Et puis il nous faut une intelligence artificielle de confiance, explicable, transparente et tous les algorithmes devraient être transparents et nous avons un travail colossal pour y arriver.
  • Et enfin le quatrième enjeu nécessaire, c’est comprendre les dynamiques d’innovation. On est dans le numérique, on est dans le logiciel et les types d’innovations sont différentes de celles qu’on connaît habituellement. Elles sont non linéaires. Il faut oublier dans le numérique la notion de TRL, ce n’est pas séquentiel, ça ne se passe pas en faisant de la recherche très amont puis de l’expérimentation puis des prototypes puis du développement. Dans le logiciel, certaines technologies mettent des dizaines et des dizaines d’années a émergé et puis d’autres, du jour au lendemain, révolutionnent tout un pan de l’économie. C’est beaucoup plus autour des compétences que ça se situe et pour travailler autour des compétences, il y a une mécanique qui fonctionne bien dans le numérique, en tout cas, qui fonctionne partout dans le monde, c’est la mécanique startup qui met les gens en mode projet d’innovation. Il ya évidemment des réflexions à avoir autour de la propriété intellectuelle des logiciels et de ce qu’est la dynamique d’open source. Pour résumer, tout ça c’est une dynamique d’écosystèmes, comment fait on fonctionner ensemble des structures, petites, moyennes, grandes, académiques, privés pour que les flux de compétences se fassent de façon optimale et c’est cela qui va apporter la dynamique d’innovation.

Voilà les quatre enjeux qui me semblent majeurs. Ça me permet de conclure cette présentation sur le fait que grâce (malheureusement grâce) à la crise on a vu une progression de la maturité des gens sur le sujet du numérique, sur le sujet du digital. Nous allons avoir une société qui va être plus exigeante car plus éduquée et c’est probablement une opportunité pour nous tous pour avoir un monde qui soit plus au service des personnes et un digital plus humain.

Marc Giget et Sylvie Borzakian EICSI

Marc Giget et Sylvie Borzakian EICSI

Sylvie Borzakian, EICSI – Nous voyons bien qu’au delà des problèmes éthiques et de sécurité, l’éducation revient encore une fois au centre comme nous l’avons vu précédemment dans la séance médias. L’éducation est clé pour comprendre et interagir de façon responsable avec ce nouveau monde. Par ailleurs, avec les étudiants ce matin, on a vu que vous êtes totalement aligné sur le fait qu’ils ont vraiment des attentes et que ce n’est pas forcément le salaire qui va les retenir mais ce que va apporter l’entreprise dans laquelle ils vont travailler. Ils sont très attachés à ce qu’ils vont faire dans leur vie, au delà de leur salaire.

Marc Giget, EICSI – Nous abordons maintenant la problématique des GAFA, donc ces grandes entreprises qui ont pris beaucoup de pouvoir. Pour traiter le sujet, nous accueillons Joëlle Toledano qui est professeur d’économie à l’Université Paris Dauphine (, également membre de l’Académie des Technologies, Pôle Technologies, Economies et Sociétés) et qui vient justement de sortir un ouvrage qui s’intitule « GAFA, reprenons le pouvoir », livre qui a reçu le Prix du livre d’économie 2020. Alors il semblerait que comme pour la domination des GAFA, on ait connu dans le passé des entreprises dominantes lors de toutes les révolutions industrielles et il y a des outils pour les contrer, ce sont les lois antitrust et abus de position dominante. Il semble qu’il y ait quelque chose de nouveau pour les GAFA qui fait qu’elles sont un risque pour la démocratie et la liberté des individus. Quelles sont la nature de ces risques liées à ces nouveaux acteurs puissants ?

Joëlle Toledano

Joëlle Toledano

Joëlle Toledano – Il y a un vrai risque et je vais donner des ordres de grandeur pour comprendre la puissance de ses acteurs et on pourra ensuite parler des risques. La puissance économique, c’est deux fois et demi le CAC 40. Apple tout seul représente le CAC 40 ou ces deux années de valeur ajoutée créée en france, deux fois le PIB. Du côté de la technique, c’est une puissance de recherche et développement (R&D) énorme qui représente une fois et demi la R&D totale en France, concentrée autour du numérique et de ses développements. Il y a une capacité à dégager de l’argent du jour au lendemain avec des centaines de milliards sans aucune difficulté et puis cette expansion dans l’automobile, dans la santé, dans l’assurance qui va très au delà de ce qu’on a pu connaître dans les développements antérieurs. Enfin, et on arrive aux aspects démocratiques, ce développement dans tous les réseaux sociaux dont on voit à la fois la puissance sur le lien social mais aussi les dégâts que cela peut créer en termes de polarisation, d’intervention sur les résultats démocratiques. Tout cela fait que ces quatre acteurs, qui chacun ont un modèle économique différent, ont une capacité à influencer l’économie occidentale à nul autre pareil.

GAFA reprenons le pouvoir

GAFA reprenons le pouvoir

MG – Sur ce sujet des GAFA, donc tu as eu prix du livre d’économie, ça marque surtout qu’apparemment il y a un accord entre les économistes, et c’est rare, les économistes n’étant pas souvent d’accord, sur la nécessité d’un meilleur contrôle des GAFA et d’ailleurs tu parles de consensus des économistes. Quelles sont les bases de ce consensus ?

JT – Les bases de ce consensus maintenant, ce n’était absolument pas le cas il y a 3/4 ans, c’est :

  1. Ils sont arrivés à un point où ils verrouillent les marchés sur lesquels ils interviennent et où il n’y a plus de concurrence possible indépendamment des moyens qui sont mis.
  2. Ils se servent pour cela d’un certain nombre de stratégies qui vont de l’abus de position dominante aux acquisitions, ce qu’on appelle les « killers acquisitions » qui visent à verrouiller / empêcher la concurrence de se déployer. Cela concerne aussi l’incapacité du droit de la concurrence à s’y attaquer alors qu’on pensait que c’était possible et même quand on est capable de condamner quelque chose, on n’arrive pas à mettre en place ce qu’on appelle en jargon les remèdes qui permettent effectivement de rétablir la concurrence comme on a pu l’opérer par le passé. Bref, on a un système là qui, si on n’intervient pas, va empêcher au fond l’innovation et la croissance.

MG – Donc consensus sur le diagnostic mais est-ce qu’il y a consensus sur les actions à mener parce que certains veulent aller jusqu’au démantèlement, d’autres pensent que c’est un problème de régulation. Est-ce qu’il y a consensus aussi sur les démarches ?

JT – Non, il n’y a pas vraiment consensus sur les démarches. Il y a un consensus sur le fait qu’il faudrait modifier le droit de la concurrence mais est-ce que c’est suffisant ou pas ? Selon le cas, les observateurs ont des positions différentes. Sur le démantèlement, là encore, il n’y a pas consensus. Pour beaucoup, c’est ce rêve de refaire ce qui s’était fait au début du 20e siècle quand on était face à ces acteurs puissants mais personne n’est vraiment capable de dire comment il faudrait découper les acteurs. Il y a quelques idées et en tout état de cause, on l’a vu encore récemment sur des choses beaucoup plus concrètes, beaucoup plus petites, l’Europe est absolument incapable d’imposer politiquement un démantèlement sur ces acteurs là. Est-ce que les américains feront du démantèlement, je ne crois pas, parce que pour eux, c’est vraiment des acteurs très importants dans leur guerre contre la Chine. Par contre, le seul acteur sur lequel, je pense qu’il pourrait y avoir un une action sur les démantèlements, c’est Facebook.

MG – Pour toi, quels sont les grands problèmes à régler ? Qu’est-ce que le plus important dans cette réglementation des GAFA, les grands points qu’il faut régler, ceux qui sont plus marginaux ?

JT – Réintroduire / rétablir de la concurrence. Là où on a un vrai problème, c’est récupérer et disposer de compétences dans tout ce nouveau monde du numérique, dans les algorithmes. Il y a une asymétrie d’information absolument colossale. Aujourd’hui, ou hier ou avant-hier d’ailleurs, Google modifie son algorithme plusieurs fois par jour. En 2018, Google a modifié son algorithme plus de trois mille fois. Si on ne met pas en place des outils de contrôle pour comprendre ce que fait Google par exemple mais c’est pareil pour Amazon, pour Facebook, pour Apple. Si on ne s’équipe pas en termes de compétences, de data scientist, on sera absolument incapable de rétablir la concurrence qui me paraît être l’objectif phare.

MG – Quand tu dis on, ce sont les organismes de réglementation d’état ?

JT – C’est la régulation publique mais c’est aussi les universitaires, les institutions, les concurrents. Quand on regarde ce qui se passe dans un certain nombre de sujets où il y a des acteurs qui se battent pour obtenir plus d’autonomie, plus de compréhension. La publicité, un sujet très important, qu’est-ce qui se passe vraiment dans la publicité ciblée, dans la publicité sur internet ? En réalité, le seul mot qu’on trouve partout, c’est opaque. L’Autorité de la Concurrence vient enfin de pouvoir condamner sur un point précis ce qui se passe en matière de publicité. ça veut dire également que les acteurs, s’ils veulent un rétablissement de la concurrence, doivent aussi se battre pour comprendre le partage de la valeur et voir comment ils peuvent effectivement se réintroduire sur ces marchés, faute de quoi, on n’y arrivera pas. C’est vraiment la compétence du XXième siècle, la compétence du numérique qui doit sortir du seul lieu de ces acteurs que sont les GAFA.

MG – On a vu que ça a bougé de façon un peu inattendu et rapide sur la taxation des entreprises du numérique, encore qu’on nous dit qu’Amazon y échapperait malgré tout, malgré de nouveaux formats mis en place. Est-ce qu’il y a des étapes prévues au niveau européen, international, G20 ou autres, qui devraient permettre d’avancer dans cette réglementation ? Est-ce qu’il y a encore des actions à mener ? Est-ce que tu es plutôt optimiste sur l’évolution des choses ?

JT – Il y a un ensemble d’initiatives partout en Europe, aux Etats-unis et ailleurs. En Europe, très précisément il y a eu deux initiatives – le Digital Market Act et le Digital Services Act, qui sont aujourd’hui en débat, qui sont des initiatives intéressantes mais qui, à mon avis, n’intègre pas encore suffisamment cette nécessité de compétences, de rentrer dans les algorithmes, de rentrer dans les data, de voir comment concrètement l’ensemble les acteurs se mettent autour de la table pour voir si cela nécessite de les partager, dans quels cas on peut faire de l’interopérabilité, bref rentrer dans les sujets et sortir des démarches plus « littéraires », d’information de contrôle une fois par an, qui sont les habituelles méthodes juridiques pour contrôler les comportements abusifs.

On vient d’avoir récemment une initiative américaine avec d’un côté, cinq projets de loi et puis toute une série de contentieux. Il ne faut pas s’attendre à ce que tout se passe vite. Tout cela est assez lent mais commence à imposer une pression à partir de laquelle on peut s’attendre à des concessions et pourquoi pas un de redémarrage bout par bout de la concurrence dans des secteurs où ça deviendra plus possible que ça ne l’est aujourd’hui.

Jacques-François Marchandise FING

Jacques-François Marchandise FING

Jacques-François Marchandise, délégué général de la FING – La Fondation Internet Nouvelle Génération travaille depuis 21 ans maintenant sur la prospective des transformations numériques et donc je suis heureux de venir dans ce contexte pour vous parler d’enjeux de moyen et de long terme du numérique. Comment est-ce que le numérique aujourd’hui peut s’adapter aux transformations, aux contraintes mais aussi au formidable potentiel du monde de demain. A la FING, nous avons travaillé depuis pas mal d’années à cette exploration du numérique. Nous sommes un acteur collectif rassemblant des entrepreneurs, des acteurs publics, nationaux et territoriaux, des chercheurs, des experts, des acteurs associatifs. Nous travaillons dans un modèle ouvert, tout ce que nous faisons est en licence libre depuis notre création. Nous avons travaillé également sur la question qui s’est fortement posée, et encore plus fortement posée en 2020, d’une transformation du numérique. Se demander « est-ce que nous pouvons changer le numérique tel qu’il est » parce que tout simplement le monde de demain le mérite, probablement l’exige. A la base de ce travail, il y a tout simplement le fait que les numérique aujourd’hui est sur la sellette, on a tendance à dire chez nous qu’il faudrait appuyer sur la touche #RESET parce que tout un ensemble de grandes promesses qu’on connaissait dans les débuts de l’internet, dans les débuts du web, dans les débuts au fond d’un numérique entre les mains du plus grand nombre, ce sont des choses se sont passées autrement aujourd’hui. C’est un numérique qui pose des grandes questions de confiance, des questions de libertés publiques, de qualité de l’information, de dégradation des conditions de travail, et de travail décent, de grands déséquilibres mondiaux, de répartition extrêmement inégale de la valeur et puis des questions inclusives extrêmement fortes sans oublier les impacts environnementaux franchement négatifs et même inquiétants.

Comment fait-on pour surmonter ces questions et pour que le numérique évolue et se transforme ? Quand on se met à y travailler, ce que nous avons fait, on constate qu’il faut déjà être capable, au-delà de la critique, de raconter un numérique que nous voulons, que nous souhaitons qui correspondrait au fond, à des perspectives d’avenir plus fertiles que celles que nous connaissons aujourd’hui. Quand on mène ce travail là, on constate, bonne nouvelle, qu’il y a beaucoup de choses qui sont possibles, qu’on peut avoir des ambitions à court et moyen termes et qu’on peut entreprendre des choses, des actions à vocation d’impacts avec les concepteurs, les commanditaires et les usagers du numérique.

Alors quels impacts ? Des impacts éthiques, sociaux, environnementaux, des impacts concurrentiels parce que la vie n’est pas exactement facile, si aujourd’hui, je suis en France et en Europe, entrepreneur du numérique qui essaie de jouer dans les règles face à des acteurs mondiaux qui jouent dans leurs règles et puis des impacts bien sûr de gouvernance et de régulation. Donc, comment est-ce qu’on a des critères pour le soutien à l’innovation et pour la maîtrise d’ouvrage public et privé des grands commanditaires de l’innovation ? Comment est-ce qu’on ouvre des perspectives beaucoup plus grandes pour la conception responsable ? Comment est-ce qu’on considère que des nouveaux critères d’impact vont être des facteurs d’attractivité pour les employeurs du numérique qui sont confrontés à la problématique de la marque employeur ? Est-ce que je veux vraiment travailler dans ce numérique là ? Et puis comment fait-on pour avoir une culture numérique partagée qui crée de bonnes conditions de maîtrise de nos choix numériques ?

On a essayé de définir les qualités d’un numérique que nous voulons plus inclusif, plus capacitant, plus protecteur, plus démocratique, plus frugal, entre autres et on a essayé de qualifier quels acteurs, avec quels leviers. Par exemple, les concepteurs aujourd’hui, les développeurs, les designers qui veulent travailler à des modes de conception technique d’éco-conception, de design éthique et responsable, quand ils le font aujourd’hui, il y en a beaucoup, ce sont des héros simplement parce que la plupart des clients ne leur demandent pas, même les clients en charge de l’intérêt général comme les clients publics. Les commanditaires d’innovation eux-mêmes ont beaucoup de leviers. S’ils envoient un signal plus fort vers les concepteurs, ils arriveront à satisfaire un ensemble de critères qui sont des critères montants y compris chez les investisseurs donc les gens qui mettent de l’argent sur le numérique aujourd’hui pourraient considérer qu’ils sont porteurs d’une partie de la solution. Et puis, il y a des cadres publics, politiques et de régulation qu’il faut sans doute faire évoluer constamment. On constate que les chercheurs doivent être mis davantage à contribution pour la production de connaissances et de compréhension aussi bien du côté des sciences de l’ingénieur et des sciences du numérique que du côté des sciences humaines et sociales. On constate que les employeurs peuvent intégrer davantage dans le champ numérique, par exemple, des environnements de travail plus en phase avec le travail des gens et puis avoir des choix de responsabilités sociales et environnementales plus marqués.

On a besoin de toute l’énergie des enseignants, des formateurs, des médiateurs, de l’éducation populaire et de beaucoup d’autres et puis aujourd’hui il y a deux acteurs qui sont particulièrement importants, premier acteur, c’est vous et moi. La société civile doit pouvoir dire son mot sur le numérique de demain et les générations futures deviennent de plus en plus exigeantes d’un numérique qui fait sens aujourd’hui, qui fait sens pour le monde de demain et donc on a mis en place une modalité pour travailler à ce numérique qui consiste à proposer à des coalitions d’acteurs hétérogènes de nouer des alliances sur tout un ensemble de sujets.

Agir sur la commande pour rassembler les acteurs qui mettent de l’argent sur le numérique, qui mettent des moyens qui en font des stratégies publiques ou des stratégies dans les entreprises. Agir sur le numérique lui-même et sur l’offre, comment est-ce qu’on conçoit ? Quel choix d’architecture ? Comment est-ce qu’on décentralise ? Comment est-ce qu’on agence autrement les pouvoirs techniques et puis agir sur les usages. Comment est-ce qu’on rend un numérique plus fort en termes de contre-pouvoir, en termes de consommation et de maîtrises d’usages. Et puis, cette trajectoire de coalition vise à définir des objectifs à l’échéance tangible visible, à échéance de trois ans à partir de 2022 pour ceux que nous avons commencé à faire émerger en 2020 sur tout un ensemble de sujets de trois familles : une famille d’enjeux environnementaux, une famille davantage du côté de l’éthique, de la démocratie, de la liberté et puis une famille davantage du côté de l’inclusion et de la capacitation. Si je prends un exemple parmi d’autres, comment est-ce que nous allons vers un numérique plus frugal, qui va consommer moins de ressources ? En réalité, en mettant autour de la table les acteurs pour qui c’est tout simplement l’élégance du code en tant que chercheur en informatique, en tant que développeur, les acteurs pour qui on est tout simplement en présence d’un numérique dont les usages sont facilitées et d’un numérique qui est moins prédateur de l’attention. On a de cette façon là plusieurs dizaines de sujets qui sont à travailler ensemble pour donner un numérique au service de la qualité des bonnes pratiques, au service de l’équité éducative, une intelligence artificielle plus responsable et donc tracer les chemins vers un numérique souhaitable, c’est exactement la vocation de ces travaux collectifs.

A suivre

Pierre Métivier
@PierreMetivier

Note – Mosaic est considéré comme le premier navigateur ayant popularisé le Web (plutôt qu’un moteur de recherche) Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/NCSA_Mosaic

Pour aller plus loin,

  • Le replay de cette cession

Une réflexion au sujet de « Une économie digitale plus au service des individus, la transcription d’une conférence passionnante autour des défis de l’innovation post-covid »

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